Quand la transe rituelle des Tunisiens Noirs rencontre le punk post-industriel de nomades occidentaux.
Des corps d’enfants convulsés, des yeux qui se lèvent au ciel, des chants qui se répètent jusqu’à l’épuisement, les pieds battant inlassablement le sol… des percussions tantôt lentes, tantôt galopantes… Puis entre une guitare électrique dont la saturation évoque la douleur ou le plaisir extrême et une basse qui frappe le bas-ventre. Les esprits d’Afrique Noire, du Maghreb et d’Occident se confrontent.
IL NE S’AGIT PAS D’EXPULSER LES ESPRITS – LES RÛWÂHÎNES – MAIS DE LES FAIRE ENTRER EN SOI AFIN QU’ILS POSSÈDENT CEUX QUI LES INCANTENT, ET LES SATISFAIRE PAR LA TRANSE.
On assiste ici à une pratique rituelle thérapeutique, la Banga, maintenue vivante par les communautés noires de Tunisie du Sud-Ouest. Ses membres, descendants des esclaves haoussas d’Afrique Noire, vivent dans le Djerid, une région semi-désertique, creuset du métissage entre Berbères, Arabes à majorité musulmane, et esclaves noirs. Le rituel, qui mêle danse, musique et cérémonies est un équivalent du gnawa marocain, aux origines similaires, qu’on confond facilement avec l’exorcisme, alors que c’est une pratique d’adorcisme liée aux esprits qu’on appelle rûwâhînes. Il ne s’agit pas ici d’expulser ces esprits, mais bel et bien de les faire entrer en soi afin qu’ils possèdent ceux qui les incantent, et les satisfaire par la transe.
LE POINT COMMUN DE CES PROJETS ? IGNORER L’ÉTIQUETTE « WORLD MUSIC » OU « MUSIQUE DU MONDE » AVANT MÊME D’ENTAMER LA COLLABORATION ENTRE ARTISTES.
Il y a eu l’Éthiopien Gétatchew Mékurya et les Néerlandais de The Ex ; les Sarahouis de Group Doueh et les Français de Cheveu ; ou encore Congotronics VS Rockers, les Congolais de Konono Nº1 et Kasai Allstars composant avec les membres de Deerhoof et Skeletons (États-Unis), Juana Molina (Argentine) et Wildbirds & Peacedrums (Suède). Il y a désormais Ifriqiyya Électrique. Leur point commun ? Ignorer l’étiquette « world music » ou « musique du monde » avant même d’entamer la collaboration entre artistes. L’ignorer plutôt que la rejeter puisqu’il ne s’est jamais agi d’un projet pensé pour satisfaire les oreilles des auditeurs Blancs (ni celles des autres) ou fait pour remplir les porte-monnaies des producteurs occidentaux. Il s’agit à chaque fois d’une rencontre humaine qui, incidemment, a mis côte-à-côte des artistes aux réalités ethniques et géographiques que tout oppose. Disons-le clairement : un projet qui mêlerait cornemuse bretonne, vielle à roue occitane et punk de Strasbourg est tout aussi excitant que ceux-là, mais n’a pas sa place dans notre magazine, orienté afro.
Alors quand les musiciens d’un rituel soufi installés en Tunisie dialoguent le temps d’un disque avec des musiciens internationaux habitués aux caves punk et squats d’expérimentation sonores extrêmes, mais aussi au field recording en terres orientales et asiatiques, on tend l’oreille. D’autant plus quand c’est François Cambuzat qui mène la danse, lui qu’on a déjà vu donner des performances intenses au début des années 2000 avec L’Enfance Rouge, son projet de recherche en musique bruitiste et contemporaine, sans attache ni artistique ni géographique, incluant déjà des collaborations avec des musiciens tunisiens.
MON TRAVAIL EST MOTIVÉ PAR L’ÉLÉVATION, LA SUEUR, LE SANG, LA POÉSIE ET LES LARMES – TRÈS LOIN D’UNE JOLIE CARTE POSTALE EN COULEURS.
À l’initiative du projet Ifriqiyya Électrique, François Cambuzat découvre le rituel Banga lors d’un de ses nombreux voyages en terres méditerranéennes, et décide d’en faire un film, et d’observer ce qui résulterait d’un dialogue entre les sonorités ancestrales et sa propre recherche sur les musiques post-industrielles et bruitistes. Il embarque avec lui dans ce road-trip et road-movie la bassiste italienne Gianna Greco, avec qui il forme le groupe Putan Club, habitué des collaborations avec Lydia Lunch, poète new-yorkaise (post-)punk férue d’expérimentations tous azimuts. Côté tunisien, La Banga de Tozeur, composée de Tarek Sultan, Yahia Chouchen, Youssef Ghazala et Ali Chouchen, qui manient les instruments typiques du rituels : tablas, krabebs (sortes de castagnettes), nagharat (tambours) et voix.
Un projet risqué, humain et par définition expérimental, comme il en va de toute rencontre. Ainsi que François Cambuzat le défendait avec un certain radicalisme à propos des musiques soufies, et qu’on peut appliquer à son travail en règle générale : « J’aime [ces] musiques. Ce qu’il faut savoir sur eux est déjà écrit – très mal – sur Wikipedia, et c’est bien suffisant. Le reste des connaissances dépendra des litres de sueur que tu es prêt à verser pour t’approcher d’eux. [Mon travail] est motivé par l’élévation, la sueur, le sang, la poésie et les larmes – très loin d’une jolie carte postale en couleurs. »
L’album Rûwâhîne de Ifriqiyya Électrique est disponible depuis vendredi 26 mai sur Glitterbeat Records.
Le film complet est visible sur YouTube :
Retrouvez Ifriqiyya Électrique en concert :
29 juin – Roskilde (Danemark) – Roskilde Festival
15 juillet – Policka (République Tchèque) – Colour Meeting
21 juillet – Barcelos (Portugal) – Milhões de Festa
26 juillet – Sines (Portugal) – FMM Sines
29 juillet – Malmesbury (Angleterre) – WOMAD
3 août – Näsåker (Suède) – Urkult Festival